Blonde Redhead est un trio New-Yorkais formé de Kazu Makino, chanteuse au timbre si particulier, et des deux jumeaux italiens Simone et Amadeo Pace. Auteurs de cinq albums jusqu'à présent (Blonde Redhead en 1995, La Mia Vita Violenta la même année, Fake Can Be Just As Good en 1997, In The Expression of The Inexpressible en 1998, et finalement Melody of Certain Damaged Lemons cette année), ils ont très souvent été qualifiés de clone de Sonic Youth. Pourtant, on peut trouver chez ce groupe des qualités réellement personnelles et un talent absolument indéniable. On notera qu'un magnifique nouvel EP (Mélodie Citronique) est sorti dernièrement. Entretien avec la sensuelle Kazu Makino.
 

Je trouve que la tension est un leitmotiv dans tous vos albums. D'où penses-tu que cette tension vient?
Honnêtement, je ne sais pas. C'est intéressant, parce que je suis consciente de cette tension, mais on ne cherche absolument pas à la créer; elle ne fait même pas partie de nos personnalités ou de nos vies de tous les jours. Les gens nous le disent assez souvent, mais je ne sais vraiment pas d'où cette tension vient.

Il y a aussi ces alternances entre grande tension et soulagement. Vous voulez impliquer l'auditeur à 100%, comme en concert?
Au fond de moi, je ne ressens pas du tout ces sentiments de tension et de soulagement. Pour moi, cette musique vient d'elle-même.
C'est très étrange, c'est radicalement différent du point de vue des auditeurs!
Oui, j'en suis consciente, parce que beaucoup de gens m'en ont parlé.
Ca vous arrive, pour vous en rendre compte, d'écouter vos disques?
Oui, parfois, mais pas pour le plaisir, c'est pour le travail. Je ne les écoute pas de la façon dont j'écoute les disques des autres. Je crois que cette musique est trop en moi pour que je en puisse expliquer le fonctionnement. Je n'arrive pas à me séparer de mes chansons quand il m'arrive de les écouter. En fait, c'est comme la peau: tu n'as pas conscience d'elle, tu ne la sens pas, sauf quand quelqu'un la touche…

Votre musique est très New-Yorkaise… tu penses que vous auriez joué la même musique si vous vous étiez rencontrés à Chicago, ou à Los Angeles?
Oui, je pense, vraiment. Nous avons écrit quelques chansons du dernier album en France, à Rennes. Je crois sincèrement que ça n'aurait pas changé grand-chose.

Il y a une attirance à la culture européenne dans vos chansons, mais comment se fait-il que la musique, les notes restent très américaines?
Tu trouves? Pour ma part, je trouve qu'on ne sonne pas américain du tout, même si on a beaucoup appris de la culture américaine; il y a énormément de bons groupes aux Etats-Unis. En fait, je ne peux pas vraiment te dire… je ne me sens pas du tout comme une partie de la culture américaine. Ca n'est pas que je ne suis ni inspiré par la culture européenne, ni la culture américaine, mais on n'est que trois individus, qui ne représentent aucune culture spécifique. Peut-être que c'est la société toute entière dans laquelle nous vivons qui nous traverse… La musique est une réflexion sur notre temps, notre société, mais je n'ai jamais pensé que je représentais telle ou telle culture, ou du moins, je ne le vois pas comme ça.

Le son de guitares du dernier album est très particulier; comment est-il né?
En fait, il est venu à force d'apprendre à écrire des chansons. Au départ, on ne savait pas écrire, et il nous a fallu changer complètement nos manières de nous accorder pour jouer ce qu'on voulait jouer. Je ne sais pas vraiment jouer de la guitare, donc je crois tout bêtement que j'ai le son de quelqu'un qui ne sait pas jouer de la guitare. C'est assez amusant, en réalité…
Ce son est assez acide, si l'on peut dire. Vous avez nommé l'album en considérant le son des guitares?
Oui, peut-être… inconsciemment… il faudrait que j'y réfléchisse.

Il y a des chansons dont les titres se répondent dans votre album, comme Hated Because of Great Qualities et Loved Despite of Great Faults; vous essayez de créer un lien particulier entre les chansons?
Non, pas particulièrement. Mais les titres dont tu parles étaient des choses qui me paraissaient très fortes, très réelles.

Tu penses que vous avez été traités de manière injuste? Par la presse, par exemple, qui a souvent dit que vous étiez un simple clone de Sonic Youth?
Oui, complètement, bien sûr! Je pense qu'à la limite, on peut dire que notre premier album ne faisait pas montre d'un style spécifique. Quand je le réécoute, je me dis que c'est vrai qu'on sonnait un peu comme des gens qui ont des influences et qui ont du mal à trouver leur créativité… Ca, c'est pour le style. Mais pour les chansons, je trouve qu'elles sont très personnelles. A partir du second album, je crois qu'on a su trouver notre style musical et écrire des chansons très personnelles. Nous avons su mettre beaucoup de nos personnes dans nos albums. C'est très énervant de se dire que quelqu'un d'autre que soi peut récolter l'estime à laquelle on a droit. Nous devons récolter toute l'estime que peut entraîner notre musique, et pas Sonic Youth, certainement pas. Bien sûr, Sonic Youth est un très bon groupe, mais je ne trouve pas que leur musique soit tant une mine de ressources, d'influences, même s'ils ont un style particulier… C'est ça, qui nous atteint, qui nous blesse.

Vous avez pris beaucoup de temps pour écrire et enregistrer cet album. C'était une manière de pouvoir plonger très profond dans vous-mêmes?
Oui, complètement. Pour certains groupes, ça ne veut pas dire grand-chose, mais pour nous, être dans un studio est quelque chose qui nous procure un plaisir immense. C'est toujours trop court, même si nous avons forcément des limites, et nous pourrions être trop indulgents envers nous-mêmes. Mais il y a tellement à explorer, à découvrir! J'adore vraiment être en studio, c'est comme être dans un autre monde. Toutes les règles, les lois de la réalité s'en vont par la fenêtre, et il ne reste que toi et tes rêves. C'est incroyable de pouvoir être dans cet état.

Tu penses qu'il y a un lien entre le temps que vous avez pris pour enregistrer l'album et le son de cet album?
Bien sûr, on joue de la guitare, mais on ne veut pas sonner comme un groupe à guitares. Je voulais considérer la guitare comme un instrument, et pas seulement une guitare, avec tout ce qui va avec… Je pense que c'est pour cela que certains morceaux sont très minimalistes dans cet album. Nous avons utilisé les guitares d'une manière vraiment différente des autres albums, parce que nous voulions essayer un tas d'instruments, voire même un orchestre, sans pouvoir le faire, à cause du manque d'argent. Mais nous avons eu une approche vraiment différente de nos propres instruments.
L'utilisation de l'électronique rentre dans ce cadre?
Là aussi, on utilise l'électronique parce qu'on n'a personne d'autre que nous pour jouer… On écrit des chansons, on a des choses dans nos têtes, et comme nous ne sommes que trois, on doit dépendre de l'électronique… J'aime bien ça, mais je ne le vois pas comme quelque chose de synthétique. On doit l'utiliser parce que personne d'autre dans la pièce ne peut le faire. C'est intéressant, parce qu'à force, ces instruments électroniques, comme les claviers, deviennent très humains, pour moi.

Vous vous sentez proches des autres artistes sur Touch & Go?
On se sent très proche de The Black Heart Procession. On se connaît très bien, et je suis folle de leur musique, et on s'entend vraiment très bien (la jeune femme a prêté sa voix sur leur dernier album, #3,  ndlr). A part eux, honnêtement et malheureusement, je ne connais pas grand-monde.
En fait, je pensais plutôt à Slint…
Non, je ne les connais pas. Pour moi ce sont des américains, et je me sens complètement étrangère…
C'est cet aspect primitif qui vous rapproche…
En fait, je ne connais même pas bien leur musique… Je sais que Touch & Go a sorti des tas de groupes très bons, mais quand je regarde ça de près, j'ai l'impression d'être un outsider, quelqu'un de non-américain.

La façon dont tu chantes est très particulière; c'est quelque chose que tu développes? Tu as appris à chanter?
J'aimerais bien développer mon chant, mais c'est très dur. Ma voix est trop limitée. Je n'aurais pas pu imaginer pouvoir faire ce que je fais; je ne pensais même pas pouvoir chanter…

Comment as-tu découvert Serge Gainsbourg?
En fait, je l'ai toujours connu. Pas son personnage, mais sa musique. Au Japon, la culture française est une grande influence. Par exemple, je connais plein de chansons d'Edith Piaf…!

Qu'est-ce qui vous intéresse dans le principe du remix?
C'est juste quelque chose de personnel. On a rencontré Third Eye Foundation lors d'un festival en France (Redon, Festival Papa n'aime pas le bruit, avril 99, ndlr). On a aimé sa musique, et on est allé le voir, pour lui dire qu'on avait envie de faire quelque chose avec lui. Mais ça ne va pas plus loin. Il m'est très difficile de réfléchir en termes de catégories de musique, quand j'ai l'impression, en rencontrant quelqu'un, qu'on a des choses en commun, comme si l'on avait toujours travaillé ensemble. Par exemple, j'aimerais beaucoup travailler avec quelqu'un qui joue de la musique classique, mais qui ait aussi la même approche que moi de la musique.
Vous êtes intéressés par des collaborations?
J'aimerais beaucoup travailler avec quelqu'un qui me ferait chanter de manière totalement différente. J'aimerais travailler avec Black Heart Procession. Je suis sûre qu'ils pourraient découvrir en moi quelque chose dont je n'ai même pas idée aujourd'hui. En fait, je pense que ce type de rencontres arrivent par accident.

Ce dernier album sonne beaucoup plus pop que les autres. C'est quelque chose que vous vouliez?
Sincèrement, j'ai toujours pensé que tous nos albums étaient pop. J'ai toujours été très surprise quand les gens me disaient que nos albums sont arty, ou je ne sais quoi… Je suis maintenant très surprise que tout le monde trouve cet album pop, alors que pour moi, tous nos albums le sont!

Vous travaillez toujours spontanément?
Non. J'aime la discipline, que les choses soient structurées. Je pense que nous avons un bon groupe, mais on n'a pas suffisamment de connaissances musicales ou de technique pour être totalement disciplinés, mais nous ne sommes pas assez relaxée pour être spontanée. La spontanéité me fait penser aux hippies… Cela dit, je pense qu'il existe les deux dans le groupe; on aime la discipline, mais à notre manière, en faisant des erreurs, des fausses notes… et ces erreurs deviennent des nouvelles idées. En général, chaque grosse erreur mène à une nouvelle idée, qui peut à son tour mener à une nouvelle chanson.

 

Interview David et Stéphane
Arras, Pharos, 18.10.00
Photos David